1871 |

1871-030

Eugénie Desnoyers (épouse Mertzdorff)

Jeudi 13 avril 1871

Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Montmorency)

Jeudi 13 avril 1871

Jeudi 13 avril 1871

Vieux-Thann1

Jeudi

Ma chère petite Gla,

J'avais été quelque temps sans recevoir de vos chères bonnes lettres et Lundi m'est arrivée ta bonne lettre du Jeudi 6 et hier celle que tu écrivais le 31 Mars à Marie2. Merci, ma Gla, pour tous les détails que tu nous donnes sur votre triste installation ; tu comprends à quel point tout cela m'intéresse et combien mes pensées sont près de vous ; je revis avec vous dans ce pauvre cottage si délabré, où, avec le chagrin au cœur, l'anxiété dans l'esprit, pour tout ce qui se passe dans Paris, il vous a fallu venir vous réfugier avant même que les Prussiens soient partis de Montmorency et que vous soyez obligés d'enlever vous-mêmes leurs ordures pour vous installer, Dieu sait comme.

J'aurais bien voulu pouvoir partager votre vie et vous aider dans toutes ces besognes où je vois Maman3, Alphonse4, toi ma Gla agir à qui mieux mieux.

Depuis que j'ai reçu ta lettre du 6 où tu me dis qu'Alphonse et Alfred5 revenaient coucher à Montmorency, je veux me persuader que depuis que les évènements sont devenus si épouvantables à Paris, ces messieurs se seront abstenus de retourner là, où leurs efforts pour l’ordre ne pouvaient pas avoir d'action. Et pour vous, chères amies, que d'inquiétudes. Quelle vie avez-vous menée depuis le jour où vous nous reconduisiez tous au chemin de fer. hélas quel vide s'est fait dans notre chère famille6 ! et quels épouvantables évènements pour notre pauvre patrie !

3h. Je viens de lever Marie pour la première fois depuis Dimanche, elle a eu un peu de fièvre avec dérangement, et quelques petits boutons ; mais tout cela n'est rien ; M. Conraux sort d'ici et me dit que je n'ai qu'à la laisser manger ; elle goûte de bon appétit, je pense que dans deux jours il n'en sera plus question ; elle a bien bonne mine, et je suis sûre que tu auras plaisir à revoir sa bonne grosse figure ; on peut causer tout avec elle maintenant, elle est si réfléchie et si gaie avec cela en même temps. Emilie7 va bien, son rhume n'a rien été. J'aurais voulu que tu jouisses du bonheur qu'a causé l'arrivée de ta lettre hier soir, elle frétillait de joie dans son lit à mesure qu'elle lisait ton écriture et je l'entendais s'écrier : « C'est impossible que nous les laissions comme cela à Montmorency. Il faut les chercher ». En effet je trouverais qu'elle a bien raison, si j'espérais pouvoir vous déterminer à venir, mais je devine que ces Messieurs8 ne pourraient pas quitter et alors comment demander seulement à ce que vous vous sépariez, vous qui avez tant souffert ensemble ; vous avez besoin de rester ensemble, je le comprends. Aussi je ne puis pas vous offrir d'aller vous chercher toi et maman, comme l'idée m'en viendrait, car demain les Mertzdorff9 nous quittent pour aller à St Amarin chez la sœur de Mme Mertzdorff10, et si maman m'autorisait je pourrais penser à me mettre en route avec Charles11 pour Montmorency ; ou bien encore attendre un peu pour emmener les enfants et peut-être pourrions-nous aller à Launay et à Paris ensemble, car impossible que ces horreurs se prolongent dans la capitale. Enfin écrivez-moi ce que vous en semble, vous qui êtes sur les lieux ; vous devez comprendre combien je voudrais vous embrasser et vous faire partager ma maison qui n'a rien eu de changée. Mais trêve aux souhaits, aux regrets, aux inquiétudes sur ce qui se passe en ce moment, il faut se soumettre.

Charles était un peu souffrant, il s'est administré une bouteille d'eau de Pulna12 et je crois que ça lui a fait du bien, au reste il a passé un très bon hiver, mais les préoccupations ne manquent pas.

Les pièces abondent, chacun voudrait faire rentrer sa marchandise en France, avant les douanes établies, et après probablement que ça ne durera pas ainsi.

Comment Alfred a t-il pu faire marcher si vite sa briqueterie ? Il faut qu'il se soit donné bien de la peine.

Anna Stoecklin est couchée, le mal fait de tels progrès qu'on ne croit pas qu'elle passe le mois de Mai. Tu comprends la douleur de la mère13. Je vais profiter du départ d'Elise pour envoyer Nanette14 voir ses enfants (je suis toujours très contente d'elle et je voudrais bien la garder le plus longtemps possible) puis nous irons une journée à Morschwiller, on fera 2 lessives, on lavera les chambres qui ont été occupées par les Prussiens & enfin tu vois qu'on n'a pas besoin de moi pour tout cela et que c'est près de vous qu'est ma place.

Adieu, ma Gla chérie, embrasse bien maman, ne la laisse pas trop se fatiguer et toi non plus et charge-toi de nos tendres amitiés à partager entre papa, Alphonse Alfred et pour toi et maman un gros baiser

Votre Eugénie

Bien des choses à François et Pauline15.

Et petit Jean16 dont je ne parle pas, dis-lui que ses petites amies17 se réjouissent de le voir.

Notes

1 Lettre sur papier deuil.
2 Marie Mertzdorff.
3 Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
4 Alphonse Milne-Edwards, époux d’Aglaé Desnoyers.
5 Alfred Desnoyers.
6 Julien Desnoyers a été tué au fort d’Issy.
7 Emilie Mertzdorff, petite sœur de Marie.
8 Jules Desnoyers et son gendre Alphonse Milne-Edwards.
9 Frédéric Mertzdorff, époux de Caroline Gasser, sa fille Elisabeth (Elise), épouse d’Eugène Bonnard et ses enfants Pierre et Charles Bonnard.
10 La sœur de Caroline Gasser.
11 Charles Mertzdorff, époux d’Eugénie Desnoyers.
12 L’eau minérale de Pulna (Bohême) est utilisée dans les affections intestinales.
13 Elisa Heuchel, épouse de Jean Stoecklin.
14 Annette, domestique chez les Mertzdorff.
15 François et Pauline, domestiques chez les Desnoyers.
16 Jean Dumas.
17 Marie et Emilie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original


Pour citer ce document

Eugénie Desnoyers (épouse Mertzdorff), «Jeudi 13 avril 1871», correspondancefamiliale [En ligne], Correspondance familiale, 1870-1879, 1871,mis à jour le : 16/07/2012

Danièle Poublan

Cécile Dauphin

Centre de recherches historiques
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