1915 |

1915-28

Emilie Mertzdorff (épouse Froissart)

Samedi 8 et dimanche 9 mai 1915

Lettre d’Emilie Mertzdorff, épouse de Léon Damas Froissart (Campagne les Hesdin) à son fils Louis Froissart (Joigny)

Samedi 8 et dimanche 9 mai 1915

Samedi 8 et dimanche 9 mai 1915

BRUNEHAUTPRE
Campagne-les-Hesdin   
Brimeux
Pas-de-Calais
1

8 Mai

Mon cher Louis,

Je ne puis te dire combien la nouvelle de la mort de ton pauvre ami Bognier m'impressionne et m'attriste. C'était un si gentil garçon, si sympathique et il t'aimait tant. J'en ai eu la preuve pendant ta maladie par l'intérêt avec lequel il demandait de tes nouvelles. Je suis sûre que cette mort est pour toi un vrai chagrin, mon pauvre petit et je m'y unis de tout mon cœur. Ton papa2 aussi en est tout ému et en parle continuellement. Tu peux du moins avoir cette consolation de te dire que ton amitié a été pour lui un réconfort et un soutien dans les heures pénibles de sa vie de soldat. Je crois bien aussi que tu as contribué pour une bonne part à lui faire connaître ce qu'est la vraie et sûre amitié ; la tienne a été une consolation et un appui dans l'isolement de sa vie privée d'affection ; elle comblait un vide et donnait à son cœur l'occasion de s'épanouir. Avait-il 20 ans ? je ne le crois pas. C'est dur de mourir si jeune et combien triste pour ceux qui restent ! Quelle horrible chose que la guerre !...

Et dire qu'elle est tellement un besoin de l'humanité qu'on n'a pas encore assez de la guerre extérieure, qu'il faut encore allumer des guerres intestines ! Ton papa te contera celle qui sévit ici sur plusieurs théâtres. C'est à devenir fous ! Louise3 prétend qu'Aline4 en tient déjà, que Gaston5 en offre des symptômes inquiétants et peut-être la pauvre Louise craint-elle de voir sa raison sombrer au contact de tant de raisons déraisonnantes. Mais je laisse à ton papa le soin de vous raconter si cela vous intéresse et s'il en a le courage, toutes ces histoires. Aussi bien en ai-je les oreilles rebattues ; depuis ce matin je n'entends que des doléances et des réquisitoires.

Dimanche soir. Ta lettre que nous avons cette après-midi à Campagne me prouve que j'avais bien diagnostiqué le chagrin que te cause la mort de ton ami, mon pauvre petit. Certes oui, je prierai bien pour lui, et je l'ai déjà fait ; mais j'ai une telle confiance dans la récompense immédiate des soldats qui meurent à la guerre et tant de certitude de leur bonheur que mes prières, en la circonstance, me paraissent exaucées d'avance. Elles serviront à tous ceux qui souffrent.

On m'avait dit à la Préfecture de Police que tu aurais une déclaration à faire en arrivant, que cela serait, au reste, indiqué sur le permis de circulation qu'on t'aura délivré à Joigny. Il faut s'adresser à la porte en face du Métro station de la Cité, au fond d'une cour encombrée d'autos, dans une baraque à droite. Tu verras avec ton papa si la présence à Paris de la moto peut être utilisable au point de vue hygiénique.

Michel6 désire avoir du papier hygiénique et des pellicules Ensignette7 dont tu trouveras une boîte vide sur mon bureau. Tu pourrais lui envoyer cela. Je t'embrasse très tendrement, mon cher petit.

EM

Notes

1  Papier à en-tête imprimé.

2  Léon Damas Froissart.

3  Louise, domestique chez les Froissart.

4  Aline Besse épouse du régisseur Eloi Raymond Pottier.

5  Gaston Piollé, jardinier chez les Froissart.

6  Michel Froissart, frère de Louis.

7  L’Ensignette est un petit appareil photographique de fabrication anglaise, mis en vente à partir de 1909 ; la réclame le présente comme « a soldier’s camera » (Voir le billet « L’ensignette » dans le carnet Publier une correspondance).


Notice bibliographique

D’après l’original


Pour citer ce document

Emilie Mertzdorff (épouse Froissart), «Samedi 8 et dimanche 9 mai 1915», correspondancefamiliale [En ligne], Correspondance familiale, 1915, 1910-1919,mis à jour le : 08/12/2016

Danièle Poublan

Cécile Dauphin

Centre de recherches historiques
EHESS
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F-75006 Paris