1846 |
1846-10
Eugénie DumérilMardi 15 septembre 1846 (A)
Lettre d’Eugénie Duméril (Paris) à son mari Auguste Duméril (Mayence)
D’Eugénie Duméril.
Mardi 15 Septembre 10 heures du matin.
Nous sommes arrivées à bon port, mon bien-aimé, mais on n’avait pas reçu nos lettres de dimanche, de sorte que je n’ai trouvé personne, en arrivant, et que, femmes et bagages, ont voyagé dans la même voiture, ce qui m’a obligée à repousser, pendant tout le trajet, la malle de Sophie1, qui, sans cela, serait tombée. J’ai sonné, et resonné, car toute la maison dormait, quoiqu’il fût, tout au plus, minuit, et je me serais fait conduire chez Félicité2, si, à la fin, Julien3 ne nous eût entendues. Tu peux te représenter l’étonnement de tout le monde, en nous voyant. La petite4 est fort bien portante. Nous avons eu le bonheur; depuis Douai, jusqu’à Paris, d’être tout à fait seules, dans la diligence, ce qui nous permit de coucher Adèle endormie, sur les coussins de la voiture. Elle a très bien mangé, en route, du pain avec du chocolat, et à Amiens, elle a pris un bouillon. Sophie, ni moi, n’avions grand appétit. Adèle a été enchantée de se retrouver chez elle, et elle voulait jouer avec sa bonne-maman5. Elle a eu de la peine à s’endormir. Sophie l’a couchée à 1 h ½, et elle s’est réveillée deux fois, peu de moments après, et à de courts intervalles, puis elle a dormi d’un somme, jusqu’à 6 heures, et court partout, depuis ce matin. J’ai aussi dormi d’un somme, jusqu’à 6 heures, et voyant que je ne pouvais me rendormir, je me suis levée à sept, j’ai été à huit, chez Félicité, où l’on a été tout saisi, et où l’on m’a fait tant d’amitiés, mon cher petit mari ! Cela m’a fait du bien. Aujourd’hui, nous dînerons avec M. et Mme Fröhlich6, chez Félicité. Adèle vient de partir rue St Victor, avec Sophie et Léon7, qui passera la journée ici, pour l’amuser. Il y a déjà un grand moment que papa8 a sonné le déjeuner, et je m’en vais descendre, quoique j’ai déjeuné chez Félicité, pendant le cours de papa : il se fait à 9 h ½.
Au revoir, petit bon ami que j’adore.
11 heures ½. Je viens de causer longuement avec papa, maman9, et M. Malard. J’ai raconté mon ennui, par rapport à Sophie : papa ni maman n’ont eu l’air de désapprouver le parti que je suis disposée à prendre. Je suis avide de savoir ce que tu auras dit à Fanny, et ce qu’elle t’aura répondu. Adèle est chez Félicité. Mes tantes10 engagent fortement maman, par les lettres que j’ai apportées hier, à venir à Lille, pour le mariage de Clémentine11 ; mais, croirais-tu que papa s’oppose à ce voyage, disant qu’il est au-dessous de ses affaires, etc. Cela est vraiment fort triste. Félicité est encore fatiguée : elle ne digère pas bien. Elle m’a fait lire la lettre où Eléonore annonce son arrivée : cette bonne Eléonore paraît au comble du bonheur. Félicité a écrit hier à ma tante Jeannette12, et Constant13 doit ajouter quelques lignes aux siennes, de sorte que l’on saura à Alost mon arrivée à bon port. Dès mon retour, hier, je me suis informée d’Alfred14 et de M. Malard. Ce pauvre M. Malard n’est pas admissible. Alfred a été reçu le premier : il va avoir une place de quatre à cinq mille francs, et proposera à son père de se charger de son frère Alphonse. Ce beau trait nous touche beaucoup.
A présent, que je t’ai conté tout ce qui s’est passé, pendant le peu d’heures qui se sont écoulées, loin de toi, causons un peu intimement du présent, mon bien-aimé. Je te regarde d’ici. Es-tu satisfait ? As-tu assez confiance dans notre affection, pour croire que j’y puiserai ce courage que tu voudrais me sentir ? Moi, je te vois, ayant une petite arrière-pensée, un fond de tristesse, sur ta chère petite femme, qui fut si déraisonnable, la nuit d’hier. Non, n’en parlons plus, mon bien-aimé. Mon cœur est en toi, je t’appartiens corps et âme : une affection comme la nôtre est le plus grand bonheur de la vie, et fait oublier le peu de mauvais moments, si bien compensés par le long bonheur réel, et en perspective. Va, que cette pensée consolante ne te quitte pas, pendant ce voyage de quinze jours : Eugénie est heureuse de faire un sacrifice pour moi, et elle jouit extrêmement du voyage agréable que je fais. Quand tu es triste, dis-toi toujours : Eugénie pense à moi, avec bonheur ; elle se couche contente, du plaisir que je prends. Tranquillise-toi, amuse-toi, jouis bien, de ce temps magnifique. Ne sommes-nous pas ensemble de cœur ? Ne nous couchons-nous pas, l’un près de l’autre, puisque tu penses à moi, pendant que je pense à toi ? Et puis, l’arrivée sera bien fêtée. L’ancienne permission sera rendue. Après une courte absence, nos deux cœurs seront plus unis que jamais. Je disposerai tout, pour n’avoir plus rien à faire à ton arrivée. Maman, ne nous attendant pas, n’a rien fait faire. Nos fauteuils voltaire ne sont pas arrangés, ni le tapis levé. Je m’occuperai aussi de mes petits arrangements particuliers. Tu sais que le temps ne me paraît jamais long. Je m’efforcerai de dissiper les petites craintes que peuvent donner les chemins de fer, les bateaux à vapeur, et, comme tu le disais hier, je pourrai penser, en me couchant, que tu te mets aussi dans un bon lit, puisque tu ne dois jamais voyager de nuit. Pour me faire du bien, à présent, il faut que tu puisses me dire que rien ne te tourmente : Adèle et moi sommes en parfaite santé. Papa me disait, tout à l’heure, que la diarrhée se gagne, et qu’il serait fort possible que notre petite l’eût prise de moi. Enfin, l’essentiel, c’est que nous soyons délivrés d’inquiétude. Quand tu reviendras, je ferai en sorte que tu nous trouves, à toutes deux, une mine qui te réjouisse le cœur.
Maman sort d’ici : elle me charge de te dire, de la part de tout le monde, les choses les plus affectueuses, et de te demander si tu es très sûr d’avoir bien mis l’adresse des deux lettres, aucune n’étant arrivée. J’ai oublié de te dire, en te parlant d’Adèle, qu’elle avait fait un peu caca à Lille, et que, dans la voiture, elle a eu deux selles en dévoiement, mais qui avaient une très bonne apparence, et il n’y avait pas de traces de sang. Sophie va chercher Adèle, qui n’a pas eu de garde-robes, avant de partir. Sophie me boude : je ne sais si elle se doute que je puisse la congédier. Il est une heure moins un quart. Je vais porter moi-même ma lettre, rue des Fossés St Victor, après quoi, je m’habillerai et déballerai mes caisses. Je viens de causer une demie heure avec maman, de Sophie, et je suis fort pressée par l’heure, voulant t’envoyer deux mots à Bonn, dans le cas où tu aurais l’idée d’aller à la poste, afin que tu saches, le plus tôt, que nous sommes arrivées à bon port.
Adieu, mon bon petit mari, que j’adore. Reçois deux bons baisers, pour gage de mon amour, et que ma vive affection te fasse jouir plus encore du beau voyage que tu fais.
Adieu, adieu, mon bien-aimé, encore une fois, amuse-toi bien.
Ta petite femme
Eugénie Duméril.
Notes
Notice bibliographique
D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 452-458
Pour citer ce document
Index
Compléments historiographiques
Cécile Dauphin
Centre de recherches historiques
EHESS
54 boulevard Raspail
F-75006 Paris