1916 |

1916-065

Léon Damas Froissart

Lundi 14 août 1916

Lettre de Léon Damas Froissart (Campagne les Hesdin) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne)

Lundi 14 août 1916

Lundi 14 août 1916

Lundi 14 août 1916

Lundi 14 août 1916

Le 14 août 19161

Mon cher Louis,

Nous revoici à Brunehautpré après un petit séjour à Wimereux2 que ta mère3 t’a signalé. J’ai fait ma pointe à Dunkerque, sans oublier 1° Marquise où j’ai constaté qu’au lieu d’ocres, notre usine d’ocres4 produit 350 obus de 22 et de 27 par jour, ([louée] par la grande usine de Marquise où l’on usine les dits 350 obus5)

Ferques où il est question que l’on cherche à avoir du charbon dans une fosse voisine avant d’approfondir la nôtre : ce n’est pas le salut espéré !!

3° Caffiers où notre cousin le ColonelCumont6 logé dans un château (appartenant à Mme Lorgnier Dumesnil7 cousine des Bournonville) loué avant la guerre à un boche dont le mobilier est séquestré partiellement, dirige toute la remonte de l’armée belge.

4° Oye où Lebecque Wirquin8 attend de mon intervention auprès des Belges de la main d’œuvre militaire belge (il y a beaucoup de Belges peu occupés par là ! et j’en passe)

Chez Debavelaere 150 prisonniers boches déchargeraient des déblais [ ] du canal et de trains du chemin de fer qui sillonnent un grand coin de nos deux propriétés, des quantités de bois de sapin débité dont la destination est peut-être de remplacer les villages que les boches (et vous) démolissez à l’envi. Il y en aura pour un milliard de bois dit Debavelaere !

[croquis]

Le croquis ci-joint ne te dit pas suffisamment qu’il y a 6 voies ferrées (par groupes de 2) entre le point A et le point B, et divers tentacules allant de ces voies au canal de Baubourg. Je suis furieux mais l’expérience démontrant qu’on s’habitue à tout, nous ne nous opposerons peut-être pas un jour après la paix à ce que ces voies ferrées restent. Paul9 cède en outre un vaste terrain pour le champ d’aviation. Nos fermiers n’auront plus à cultiver que leur terre la plus éloignée au-delà et un peu en deçà de la ligne de Calais. Toute cette voie a été faite en moins de 2 mois y compris le grand remblai vers A fait par … des malgaches. Es-tu une [firme] assez cosmopolite !

Ta mère t’a dit le résultat de mes efforts pour empêcher ce que j’ai dit (et crié) dans 3 ministères être un « sabotage » de nos tissus, sabotage fait avec la complicité des surveillants du séquestre. Le séquestre ne me pardonne pas le mot : je ne lui pardonne pas d’avoir tout fait pour que 700 000 F au moins, soit 40% de la mise à prix, risquent de passer dans la poche de négociants qui ne sont pas parmi les « éprouvés de la guerre » au lieu de venir éventuellement dans les nôtres, après avoir passé par celles du gouvernement. Ma plus grande idée a été de dire et de crier que nous prévenions le gouvernement que nous serions amenés à lui demander un jour ces 700 000 au titre des dommages de guerre, en vertu de la loi à [intervenir] et que je me ferai un devoir de l’en aviser. Une autre idée a été de dire que l’on a semblé nous dissimuler, jusqu’au dernier moment, l’ordonnance de rejet évinçant 1° Hochstetter puis 2° de Place qui a renouvelé la requête (sans s’en douter) au dernier moment avec le même insuccès [Gullvelslett], et que l’on a mis par suite de Place dans l’impossibilité de nous s’opposer [  ] à la vente privée.

En dernier lieu j’ai, comme propriétaire de 40% des actions, signifié 3h avant la vente au courtier et au séquestre défense de vendre si ce n’est avec 40% de majoration. Mais on eut (Voir suite)

suite

passé outre, sans doute, s’il n’était pas arrivé, de la chancellerie au moment même de la vente l’ordre de remettre la vente à une date indéterminée !

Les amateurs (ou curieux) venus là ont signé une protestation, demandé qu’on leur rembourse leur voyage alors que, pourtant, 99% d’entre eux devaient le faire inutilement puisqu’un seul devait être acquéreur. Je le leur ai donné à tenir.

J’avais écrit aux 3 ministres de la justice10, de l’intérieur11 (où l’on étudie les dommages de guerre) des Finances12 où l’on doit trouver l’argent pour les payer, en joignant de nombreuses polygraphies : j’avais été introduit auprès du Directeur des affaires civiles au Ministère des cultes et ce monsieur (très au courant, j’en suis sûr, de mes [oppositions] à Lyon) ayant feint de n’en rien savoir et de considérer mon intervention, à la dernière heure, comme une manœuvre, je lui avais répondu vertement

1° que s’il y avait manœuvre c’était de la part de ceux qui dissimulent l’ordonnance de rejet jusqu’au moment où de Place ne pouvait plus en être avisé à temps pour s’y opposer.

2° que ce qui allait se faire à Lyon était un vrai sabotage de nos pièces.

Le « sabotage » est le mot de [l’offense], celui qui me valut hier, du séquestre, une lettre recommandée qui vise à être injurieuse, comme si le père de mes 6 enfants13 (même si je ne suis pas réduit à la mendicité) n’était pas plus intéressant que le dividende 1916/17 des gros négociants qui veulent acheter et gagner le petit million.

J’ignore s’il y en avait plus d’un groupe acheteur qui fût sérieux. J’en doute : il avait pris ses dispositions pour le déménagement des tissus, leur emménagement à Paris et le plus illustre m’avait dit cependant quand je l’ai vu le 28 juin que ça ne valait pas plus que la mise à prix. C’est donc qu’il comptait l’avoir pour cette mise à prix.

Il est à craindre que le procureur, et un peu le président, ne se sentent touchés par le mot : « sabotage » ! A qui la faute s’il est juste. Ils ont fait des représailles, enquête auprès de Hochstetter sur Jaeglé, j’ai riposté en écrivant X

8 grandes pages au procureur général à Lyon14 sur cette affaire et sur notre société, et en protestant contre [ces viles] représailles indignes d’un procureur.

Nous voyons qu’il ne faut pas compter sur toi pour faire marcher les moissonneurs de Dommartin : je le regretterais davantage si tu faisais la moisson [en] Charente.

Nous pensons qu’on vous surmène le matin et que tu désires avoir en poche au moins du chocolat pour te garnir un peu l’estomac. Ne te détraque pas.

Rien à te dire que ta mère n’ait pu te dire.

Mille amitiés

D. Froissart

Notes

1  Lettre sur papier-deuil, avec tampon de Brunehautpré.

2  Wimereux où séjourne Lucie Froissart, épouse d’Henri Degroote, et ses enfants.

3  Emilie Mertzdorff, épouse de Léon Damas Froissart.

4  Le sous-sol de Marquise, riche en calcaire (oolithique, gris jaunâtre, solide, compact et tendre) et marbres du boulonnais, présente une géologie remarquable qui a rendu le bassin intercommunal renommé.

5  Après la bataille de la Marne, la fonderie d’acier d’Outreau tourne des obus coulés à Marquise.

6  Alfred Odilon Cumont.

7  Marie Joseph Ghislaine Fallon (1871-1964), veuve de Christophe Augustin Lorgnier Dumesnil (1870-1902).

8  Romain Lebecque, époux de Julienne Wirquin.

9  Paul Froissart.

10  Ministre de la Justice : René Viviani.

11  Ministre de l'Intérieur : Louis Malvy.

12  Ministre des Finances : Alexandre Ribot.

13  Léon Damas Froissart, père de Jacques, Lucie, Madeleine, Michel, Pierre et Louis Froissart.

14  Procureur général à Lyon : probablement William (Guillaume) Loubat.


Notice bibliographique

D’après l’original


Pour citer ce document

Léon Damas Froissart, «Lundi 14 août 1916», correspondancefamiliale [En ligne], 1916, Correspondance familiale, 1910-1919,mis à jour le : 02/12/2016

Danièle Poublan

Cécile Dauphin

Centre de recherches historiques
EHESS
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