1919 |

1919-52

Léon Damas Froissart

Lundi 14 juillet 1919

Lettre de Léon Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé)

Lundi 14 juillet 1919

Lundi 14 juillet 1919

Lundi 14 juillet 1919

Lundi 14 juillet 1919

CommandantFroissart
29, Rue de Sèvres, Paris
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Paris 14 Juillet 19

Mon cher Louis,

Après avoir assisté à la « Revue de la victoire », d’un 4e étage du Boulevard Poissonnière avec ta mère2, les Parenty, Degroote, Colmet Daâge, la tante Marthe3, Mme Fournier, la veuve de mon ancien lieutenant (pour qui ce devrait être une petite compensation du sacrifice fait par elle !), et en attendant les magnifiques illuminations qui clôturaient cette journée mémorable, je veux venir causer un instant avec le plus jeune des poilus4 et remercier ce benjamin pour la part qu’il a prise aux opérations qui nous ont débarrassé de la vermine Boche : on reste surpris quand on se rappelle la situation au 14 Juillet 1918, non pour dire que les Boches ont été vaincus (l’intervention de l’Amérique, avec le contingent de 300 000 hommes par mois, pesait d’un poids fatal dans la balance), mais qu’ils aient été acculés, en moins de 4 mois, à tout accepter ! [mon] camarade Foch a certainement joué admirablement des forces dont il disposait, et avec un autre que lui, (ou sans l’unité de commandement !) à combien de misères n’aurions-nous pas été exposés (nous surtout gens du Pas-de-Calais ou de Dunkerque), dont nous avons été préservés ! Nous avons vu défiler de très beaux spécimens des armées alliées, des spécimens, inégalement corrects de l’armée nationale, [ ] surtout [ ] les petits groupements [portant], dans chaque corps d’armée, le drapeau de tous les régiments du corps d’armée. Ils avaient été peu entraînés, et puis comment rester correct sur un parcours de 8 kilomètres ! ce n’est pas comme quand il s’agit de passer correct devant une tribune unique ! L’intérêt n’était pas dans la correction de ces images des régiments, mais dans la présence, à ce même rendez-vous, de représentants, si minuscules fussent-ils, de toutes les unités nationales et alliées : on ne voit pas cela 2 fois dans la vie ! J’oublie d’ajouter qu’on pouvait voir là, à tour de rôle, tous les maréchaux, commandants de groupes d’armée, commandants d’armée, de corps d’armée. Ils passaient assez lentement pour qu’on pût voir chaque tête et s’offrir de les coter de 0 à 20.
Le temps n’a été ni chaud ni froid, pas un grain de pluie !
Il ne manque plus maintenant à notre bonheur que de nous voir verser par les Boches ce qu’ils nous ont promis et notamment du charbon, de recevoir aussi, de tes mines, un [fort] contingent, pour avoir quelque chance de ne pas voir la vie enrayée, l’hiver prochain : j’entends de sinistres pronostics, vu la faiblesse de la production de charbon.

Ton frère Michel5 est parti avant-hier allant conduire le patronage pour 2 jours à Limours ! Il repartira ce soir et rentrera demain à Troyes. J’admire ce bel esprit de sacrifice mais je l’aurais applaudi davantage s’il c’était agi d’amener à la Revue des enfants de Limours ! on veut préparer les élèves des patronages à être soldats et le jour où il était si facile de faire vibrer la fibre patriotique, on les emmène ! On a de bons motifs sans doute mais on ne m’ôtera pas de la tête qu’on eût de meilleurs motifs de les garder, encadrés si l’on veut, pour les faire assister en corps, à la Revue de la victoire, tout ceci, abstraction faite de la petite privation que nous devons éprouver d’être privés de Michel. Je regretterai, aussi, son départ de Brunehautpré et le tien quand vous nous quitterez au mois d’août prochain, Michel pour la colonie de vacances et toi pour aller à Cauterets, en pensant que vous auriez eu, lui et toi, une belle occasion d’apprendre (ou de vous remémorer) ce que c’est qu’une moisson, et, au besoin, de mettre vous-mêmes en action les instruments dont on se sert et de remédier aux pannes : si vous êtes sûrs de n’être pas à côté de la vérité en croyant que vous pouvez faire mieux dans la vie que de mener « l’industrie la plus intéressante » (parce qu’elle est la plus variée et la plus scientifique) qui vous tend les bras sous les espèces de Brunehautpré et Dommartin, passons ! mais si vous avez chance de faire valoir des fermes un jour, soit celles-là soit celles de Mesdames les nobles inconnues que vous épouserez, ne serait-il pas temps de vous assurer, au sacrifice d’un peu de vacances, ce supplément de préparations par quelques semaines de présence réelle avec participation mitigée !

Suite
Note que j’ai commencé ma lettre sans penser à ce que je te dirai : admets que je pense tout haut devant toi, mais je ne veux [pas] qu’une chose, c’est que tu sois amené à y penser aussi : et si, ayant pensé, tu ne t’y arrêtes pas, que Dieu te garde, donne suite à ton projet.

Note que cette idée m’est venue sans doute parce que, dès maintenant, la question de la relocation de Brunehautpré (qui devient libre de bail au 1 octobre 1919 + 3 sont 1922) se pose : Joseph de Sainte-Maresville m’a demandé s’il ne pourrait pas avoir l’une des 2 fermes en laquelle je me proposais de scinder Brunehautpré (il doit se marier, dans quelques mois, avec une Demoiselle Lemoine6 de Buire le sec). J’ai répondu que j’avais besoin de consulter mes fils à qui Brunehautpré, scindé ou non, peut convenir.

D’autre part, une lettre de M. Poupart7 à qui j’ai manifesté plusieurs fois mon ennui d’avoir un fermier tel que l’actuel à Brunehautpré, en le tâtant un peu, me dit qu’il entrerait volontiers en pourparler. C’est cette année surtout, et ce sera l’an prochain un métier qui rapporte bien. J’ai encaissé, dès maintenant, depuis le 1/1 19 le double de ce que j’encaissais moyennement en un an : que serait-ce si je faisais la quantité de betteraves que je devrais faire !

Bien entendu on peut dire aux uns et aux autres qu’on a besoin d’y réfléchir, mais encore faut-il y réfléchir. Il reste, d’ici à l’entrée en jouissance éventuelle, tout le temps pour s’y préparer même après avoir mené à bien une licence8 restée en souffrance.
Michel m’a parlé de sa conception qui n’est plus déjà réalisable puisque Brimeux est loué pour 2/3 à des étrangers : grouper nos fermes, en faire autant de Dommartin sous la direction chacune d’un gérant et donner à l’ensemble de ces fermes un matériel de motoculture qui transformerait la faculté productive de ces fermes. Autrement dit Michel se sent peu de goût ou d’aptitude pour faire valoir une de ces fermes mais il aurait le goût et l’aptitude ou espèrerait l’acquérir s’il en contrôlait une ½ douzaine. Je crois qu’il y a en tout ceci beaucoup de rêve et qu’il vaudrait mieux passer, un jour, du simple au composé, que de paraître préférer le composé, en esquivant le simple. Je ne crois pas du tout que la motoculture soit une panacée ; qu’il y ait bien des bénéfices comme moyen de rattraper le temps perdu en cas de mauvais temps, de rareté de personnel, soit : on pourra retrouver des avantages qui dédommagent de l’immobilisation d’un certain capital pour acheter les instruments, mais notre moteur animal, le cheval offre (dans notre région d’élevage surtout), de tels avantages ([ ] la marche des autos tant d’aléas !) que je veux de la motoculture que comme appoint éventuel.

Où Michel penserait vrai, c’est s’il cherchait le moyen de faire nous-mêmes l’emploi de mes betteraves en faisant une sucrerie ou une distillerie agricole, desservant un ensemble de fermes contrôlées par nous. Mais il est bien difficile, tant que le chemin de fer à voie étroite qui devait relier Brunehautpré et Bamière à Dommartin (Dampierre) n’existe pas, de faire, à l’endroit qui convient pour une sucrerie c. à d. là où il y a de l’eau comme à Dommartin une sucrerie ou une distillerie agricole ayant chance [  ] de prospérer. Il y a toujours des chances que ce chemin de fer se fasse, surtout si tu devenais député et que tu t’y intéresses.

A ce propos, on commence à reparler « élections ». C’est peut-être dans cette voie qu’il faut porter vos efforts. Toutes les sociétés agricoles sont désormais fédérées et la C.G.T. va avoir un contrepoids dans la Confédération Nationale des associations agricoles, si celles-ci prennent conscience de leur force.

Ta mère9 t’a dit que nous avons eu le grand chagrin d’arriver là-bas au moment où une nouvelle petite attaque venait de frapper ton oncle Paul10 : il va j’espère suivre plus sérieusement un régime susceptible d’enrayer le mal : je lui ai cité l’exemple de Jules [Martin] à qui son pupille l’abbé [Devallez] donnait quelques jours à vivre en 1907, et qu’un régime bien compris a fait vivre, si je ne me trompe, jusqu’en 1914 !
Mais encore c’est une menace très sérieuse et comme je suis largement son aîné, il faut que vous vous considériez comme pouvant avoir à prendre dans bien peu d’années la suite de mes opérations.

En attendant je fais de nouveau affaire pour ne pas vous laisser à liquider mon affaire de Montbard mais je suis en présence d’un acheteur si fluide que je ne sais si je dois m’attacher à le saisir : à quoi cela servirait-il, s’il n’a pas de fonds, de le faire le concessionnaire de l’éclairage de Montbard, sans qu’il m’ait payé ! Les sociétés qui exploitent en maints endroits avec des machines à vapeur sont écrasées par le prix que leur a coûté le charbon !
J’ai cependant mis en branle la machine judiciaire pour tâcher de faire relever Houssin de sa condamnation en payant tous ses créanciers et en me substituant à eux, mais depuis qu’on sait cela de nombreux créanciers qui ne s’étaient pas déclarés mais sont dans les délais pour le faire, la guerre ayant suspendu tous les délais, sortent de terre sans qu’Houssin me les ait fait prévoir : j’espère que, avec les 20 000 F déposés à la Caisse des dépôts et consignations, on en verra le bout et que le prix de vente [   ] mais que restera-t-il pour la pauvre Mlle [Roley et Hernaire !]

Notre nouveau chauffeur11 est bien de la catégorie de ceux que nous devons désirer comme propriétaire exploitant ; le jour où nous ferions de la motoculture, il conviendrait : il connaît à fond les choses de la campagne et se prête à tout avec beaucoup de bonne volonté, faisant bon ménage avec Pauline12. Alexandre13 nous a quittés.

Jacques14 s’occupe activement d’évaluer les dommages et de penser à l’avenir avec Arquembourg15 mais il vient d’avoir un accident de bicyclette qui le tient sur une chaise longue. Je vais partir à Senones le 3 août pour plusieurs jours : je verrai bien entendu les Pierre16 à Epinal.

Je déposerai ta déclaration de fonds Russes, mais n’as-tu pas correspondu avec Pierre pour savoir lequel de vous prendrait un titre indivisible de 25 [obligations] Russe 3% or 1896 n° 781876/901 qui au cours de 35,25 (aujourd’hui dépassé) valait 4 406 F quand j’en ai [imposé] un à Lucie17. C’est une soulte de 2 300 F environ que devrait à l’autre celui de vous deux (Pierre ou toi) qui prendrait ce titre. Décidez-vous.

Les Degroote18 paraissent devoir partir pour Wimereux Vendredi ou Samedi, et nous-mêmes peut-être seulement après le terrible 21, jour de grève possible.

Mille amitiés.

D. Froissart

Notes

1  Papier à en-tête.

2  Emilie Mertzdorff, épouse de Léon Damas Froissart.

3  Possiblement Marthe Pavet de Courteille, veuve de Jean Dumas.

4  Louis est le plus jeune des quatre fils mobilisés de Léon Damas Froissart.

5  Michel Froissart, frère de Louis.

6  Marthe Célanie Maria Lemoine, née en 1898 à Buire le Sec, épouse Joseph de Sainte Maresville en 1920.

7  Charles Poupart.

8  Louis Froissart préparait une licence de philosophie.

9  Emilie Mertzdorff, épouse de Léon Damas Froissart.

10  Paul Froissart.

11  M. Prévost.

12  Pauline Levecque, veuve de Philibert Vasse, employée par les Froissart.

13  Alexandre, chauffeur de Léon Damas Froissart.

14  Jacques Froissart, frère de Louis.

15  Marius Arquembourg.

16  Pierre Froissart, frère de Louis, et sa nouvelle épouse Antoinette Daum.

17  Lucie Froissart, épouse de Henri Degroote.

18  Henri Degroote, son épouse et leurs cinq enfants : Anne Marie, Georges, Geneviève, Odile et Yves Degroote ; plus le personnel domestique.


Notice bibliographique

D’après l’original


Pour citer ce document

Léon Damas Froissart, «Lundi 14 juillet 1919», correspondancefamiliale [En ligne], 1919, Correspondance familiale, 1910-1919,mis à jour le : 24/11/2016

Danièle Poublan

Cécile Dauphin

Centre de recherches historiques
EHESS
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