Papiers familiaux et documents divers | 1774-1863
1861 - Discours prononcé dans la séance de rentrée de la Faculté de médecine de Paris, le 15 novembre 1861 par Alfred Moquin-Tandon
Messieurs,
Il existe une alliance fort étroite entre la médecine et l’histoire naturelle. Quand on aborde l’étude si difficile de l’organisation, soit qu’on commence par l’anatomie humaine, soit qu’on débute par l’anatomie zoologique, on trouve toujours que ces deux sciences sont sœurs, que l’une conduit nécessairement à l’autre, et qu’elles se prêtent un mutuel appui. Aussi, Messieurs, la plupart des grands zoologistes ont-ils été médecins ou ont-ils passé pour l’être. Ils ont fait la force et l’ornement de nos écoles et de nos académies. Heureux de les posséder, ces grands corps leur ont rendu un juste tribut d’hommages dans leurs solennités publiques. C’est ainsi que Pariset1 a prononcé l’éloge de Cuvier, et que M. Dubois (d’Amiens) faisait, il y a deux ans, celui de Geoffroy Saint-Hilaire.
Le peuple lui-même, dans sa pensée, confond le naturaliste avec le médecin ; pour lui, l’homme qui consacre sa vie à l’étude des êtres organisés est nécessairement initié à l’art de guérir. Lorsque Daubenton2 fut frappé d’apoplexie, on courut chercher, en toute hâte, Georges Cuvier, pour lui demander les premiers secours. Le grand anatomiste, étonné, eut beau répondre qu’il n’était pas médecin ; sa résistance fut regardée comme un mauvais vouloir !...
Le savant et regretté collègue dont j’ai à vous entretenir est un des exemples les plus vrais et les plu frappants de ces rapports intimes, qui viennent d’être signalés, entre la médecine et la zoologie, et de l’heureuse impulsion qui donnent nos premières études sur l’anatomie de l’homme aux recherches sérieuses et suivies sur l’organisation des animaux.
André-Marie-Constant DUMERIL naquit à Amiens le 1er janvier 1774. Son père3 était juge au tribunal de cette ville4 ; il avait sept enfants5 ; Constant était l’avant-dernier.
Le jeune Duméril accompagnait souvent sa mère dans une église de sa ville natale. Cette église abritait sous ses corniches plusieurs petits ménages d’hirondelles. Au-dessous des nids, gisaient sur le sol, çà et là, de malheureux insectes, meurtris ou mutilés, échappés au moment de la becquée. Constant remarqua ces insectes, il admira leurs couleurs ; il en recueillit un certain nombre… Le sentiment de la curiosité n’est pas toujours le mobile de l’étude ; mais, lorsqu’il est vif et durable, il peut conduire plus tard à la science en faisant naître un goût ardent et réfléchi ! Vers l’âge de 15 ans, notre jeune observateur montrait déjà pour l’entomologie une passion précoce peu ordinaire chez un enfant6. Il cultivait aussi avec enthousiasme les autres sciences naturelles, surtout la botanique. Il avait l’habitude de communiquer à ses amis, dans des causeries presque savantes, les résultats de ses petites découvertes, et préludait ainsi, sans s’en douter, aux fonctions si difficiles qui devaient honorer toute sa vie.
Dans ces occupations du jeune âge, les parents de M. Duméril voyaient un amusement plutôt qu’une carrière ; ils étaient fort embarrassés pour lui choisir une profession. Le jeune homme penchait vers la médecine7 (car son amour pour l’histoire naturelle pouvait être regardé comme une des manifestations instinctives de sa véritable vocation), lorsqu’un ami de la famille8, frappé de sa prédilection pour l’entomologie et de ses progrès en botanique, conçut la singulière idée…de la placer dans une maison de droguerie ! Il proposa de l’envoyer à Rouen pour son noviciat…
M. Duméril se soumit au caprice de son protecteur sans objection, partit d’Amiens sans résistance, et devint garçon de boutique avec résignation9.
Heureusement pour lui et pour la zoologie, l’honnête droguiste était en même temps membre titulaire de l’Académie royale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen ; il offrait un genre de cumul peu commun, même aujourd’hui, et possédait une riche bibliothèque, qui aurait fait envie à beaucoup de professeurs. Il reconnut, de prime abord, l’instruction soignée du jeune apprenti et son inclination pour les sciences médicales. Fort instruit lui-même, il favorisa loyalement les études du pauvres enfant déclassé, l’aida paternellement de ses conseils, de ses livres, de ses amis ; cachant sous le voile de la délicatesse la plus scrupuleuse tous les services qu’il s’efforçait sans cesse de lui rendre, et laissant ravir au magasin certaines heures de travail, qui étaient libéralement accordées à la science.
Ce Mécène de la bourgeoisie s’appelait Thillaye10. Il était peut-être parent du professeur de la Faculté de Médecine, son homonyme et son contemporain11. Ce que nous savons avec plus de certitude, c’est que M. Duméril parlait souvent du bienfaiteur qui avait encouragé ses premiers pas, et que ses paroles, profondément émues, exprimaient toujours son estime, son regret, et sa reconnaissance12.
Pendant son bizarre apprentissage, M. Duméril remporta un des prix de botanique décernés par l’Académie royale des sciences de Rouen13. Ce premier succès aurait dû peut-être fixer son choix entre l’étude des plantes et celle des insectes, et le porter vers la première. Il n’en fut pas ainsi. On verra bientôt que l’entomologie obtint la préférence.
C’est vers cette époque que M. Duméril fut initié à la connaissance de l’organisation humaine par l’habile chirurgien Laumonier, correspondant de l’Institut de France et professeur à l’Ecole secondaire de Médecine de Rouen. L’anatomie ne tarda pas à devenir, pour lui, l’objet d’une véritable passion14, qui fit oublier rapidement la botanique15.
Cet abandon de l’aimable science avait encore une autre cause : c’était la dépense occasionnée par les herborisations, dépense en réalité fort peu considérable, et néanmoins trop élevée pour une petite bourse comme celle du jeune Duméril. Il écrivait à son père, le 10 juin 1791 : « Le cours de botanique… est dispendieux ici… On fait trois herborisations… qui coûtent chacune trois livres ; mais je ferai en sorte d’en éviter une ! »
Après quelques mois de dissections, M. Duméril fut nommé prévôt d’anatomie. On appelait ainsi l’élève d’élite qui était à la fois moniteur à l’amphithéâtre et chef de service à l’hôpital16. C’est alors qu’il commença de donner des leçons sur l’organisation humaine, d’abord devant quelques étudiants, bientôt devant un nombreux auditoire. Il obtint un grand succès, dans lequel il montra l’autorité d’un maître, malgré son extrême jeunesse, et dont il entrevit les conséquences, malgré sa modestie17.
A l’âge de 21 ans, notre zélé prévôt fut choisi, par le district de sa ville natale, pour être envoyé à Paris, comme élève de l’Ecole de santé qui venait d’être fondée. Il arriva, au mois de janvier 179518, plein de zèle et riche d’avenir ; il avait une lettre de recommandation pour le professeur Fourcroy, l’un des hommes les plus célèbres de l’époque et les plus puissants dans la direction de l’instruction publique19. Bientôt M. Duméril prit rang parmi les meilleurs élèves de l’Ecole, et, après un an d’étude, il obtint au concours la place de prosecteur, place toujours très disputée, et par conséquent très difficile à conquérir.
Ce nouveau succès enflamma son courage ; Constant redoubla d’efforts, et fut nommé, encore dans un concours, aux importantes fonctions de chef des travaux anatomiques. Il avait eu pour concurrent non pas Bichat20, comme on l’a dit et trop souvent répété, mais Dupuytren21, athlète redoutable, qui déjà laissait entrevoir les brillants succès qui l’attendaient dans sa carrière.
Cette lutte mémorable offrit une circonstance peu commune dans l’histoire des concours. Les deux rivaux avaient l’un et l’autre de la science, de l’ardeur, mais n’avaient pas beaucoup d’argent… Ils étaient amis. Avant de descendre dans l’arène, les pauvres jeunes gens rédigèrent une convention d’après laquelle celui des deux qui sortirait vainqueur s’engageait à donner au vaincu le cinquième de son traitement. Il était réservé à M. Duméril d’exécuter le compromis.
L’étude de l’anatomie humaine avait admirablement préparé le nouveau chef des travaux anatomiques à celle de l’organisation des animaux. Il commença par les vertébrés, il finit par les insectes. Ses progrès furent rapides ; car ils étaient secondés par une intelligence prompte, par un coup d’œil sûr, et par une mémoire très facile. Il avait par-dessus tout cette passion du travail et ce mépris des obstacles, qui donnent de la considération aux moins habiles et qui conduisent les plus heureux à la célébrité.
Notre jeune anatomiste méritait de plus en plus les encouragements et les éloges de ses maîtres. Cuvier ne tarda pas à le distinguer et à l’accueillir dans son laboratoire ; il le fit participer à ses travaux, et lui confia la suppléance de sa chaire au Panthéon22. Bientôt il le pria de rédiger avec lui les deux premiers volumes de son Anatomie comparée23, ouvrage immense, sans modèle, qui devait poser les premières bases de la zoologie moderne24. L’idée de cette grande et belle publication semble même appartenir à notre savant confrère, si l’on s’en rapporte à un passage des mémoires de Cuvier25.
En 1801, à peine âgé de 27 ans, M. Duméril fut nommé professeur d’anatomie et de physiologie dans cette Faculté26, à la place de Leclerc, qui venait d’être appelé à l’enseignement de la médecine légale. Une seconde fois, il eut son ami Dupuytren pour concurrent27, et le succès couronna encore ses efforts. A vrai dire, ce n’était plus dans un tournoi scientifique, c'est-à-dire dans un combat engagé publiquement ; mais dans une simple présentation.
Les connaissances de M. Duméril étaient très variées, on le savait ; c’est pourquoi, en 1818, on lui permit de passer de la chaire d’anatomie et de physiologie à celle de pathologie interne, devenue vacante par la mort du professeur Bourdier28. Après les déplorables destitutions de 1823, il fut chargé de nouveau de l’enseignement de la physiologie, et en 1830, lors du retour à la légalité, il reprit sa chaire de pathologie interne.
Ce qui prouvait bien plus encore les aptitudes nombreuses, dont la nature avait doué notre confrère, c’est que déjà, depuis 180329, il suppléait, au Muséum d’histoire naturelle, le célèbre continuateur de Buffon, dans l’enseignement de l’erpétologie et de l’ichtyologie. Il n’avait pas sollicité cette suppléance, qui lui fut confiée en quelque sorte malgré lui30, à une époque où il ne s’était pas encore occupé d’une manière spéciale des reptiles et des poissons. A partir de ce moment, il se livre avec une ardeur infatigable à l’étude de ces deux grandes classes d’animaux, généralement peu recherchés et peu connus : les premiers, à cause du dégoût qu’ils inspirent et des venins qu’ils inoculent ; les seconds, à cause des profondeurs qui les recèlent et du milieu qui les protège. Il éclaircit, complète, perfectionne l’histoire et la classification des uns et des autres, mais en conservant toujours pour l’entomologie (sa chère entomologie !) le même amour et le même empressement.
M. Duméril réussit, du reste, en abordant son nouveau cours31, comme il avait réussi en enseignant l’anatomie.
Il était encore chargé de cette même suppléance (1812) lorsque le gouvernement créa une chaire de zoologie et de physiologie à la Faculté des sciences de Paris. Un concours fut ouvert ; M. Duméril se présenta. Disons-le tout d’abord, il n’obtint pas la chaire. Cet échec fut-il déterminé uniquement par l’érudition féconde, par le savoir original, la verve oratoire, le mérite incontestable de son brillant compétiteur, ou bien, comme on l’a dit, par l’influence inattendue d’un protecteur illustre, qui avait entouré son adversaire de tous les moyens de succès32 ? Dans le doute, il serait peut-être plus convenable de croire à la sincérité des épreuves et à l’impartialité du jugement. M. Duméril aurait donc éprouvé, dans cette lutte avec Blainville, ce que, dans une autre circonstance, Dupuytren avait éprouvé avec lui.
Plus heureux au jardin des plantes (1825), il fut nommé33 professeur en titre de la chaire d’erpétologie et d’ichtyologie. Ce choix n’eut pas lieu à la suite d’un concours, mais à la fin d’une suppléance qui avait duré… vingt-deux ans34 ! Dans cette longue épreuve, l’ardeur de M. Duméril n’avait pas faibli un seul instant, et il avait montré un mérite bien rare à toutes les époques et dans toutes les carrières, celui de n’être pas pressé ! M. Duméril a conservé cet enseignement d’histoire naturelle jusqu’en 1856, époque où il a donné sa démission et où il est devenu professeur honoraire35.
Ainsi, messieurs, vous venez de le voir, notre savant confrère a été professeur pendant cinquante-quatre ans au jardin des plantes, et pendant cinquante-neuf à la Faculté de médecine. Peu de membres de l’Université ont parcouru une carrière aussi longue et aussi belle. M. Duméril a connu parmi nous 87 collègues ; il en a vu mourir 61 ! Je n’ai pas compté le nombre de jeunes gens qu’il a interrogés !… Ses premières leçons ont été suivies par les pères de plusieurs professeurs actuels et par les grands-pères de beaucoup d’élèves qui m’écoutent !…
M. Duméril faisait donc marcher de front l’enseignement de la médecine et celui de l’histoire naturelle ; et, chose extraordinaire, il avait encore le temps de voyager, de se livrer à la pratique de notre art et d’organiser les collections du Muséum.
Le Gouvernement l’envoya avec Desgenettes, en 1801, à Pithiviers, pour déterminer la cause et conjurer les effets d’une épidémie qui causait de grands ravages ; et en 1805 en Espagne, pour étudier la nature et les progrès de la fièvre jaune, qui désolait l’Andalousie.
En 1812, il fut nommé médecin des hôpitaux36 ; il en a rempli les fonctions avec un zèle scrupuleux durant quarante années37.
Pendant tout ce temps, il voyait des malades et donnait des consultations. Sa pratique était prudente et heureuse. La justesse de son discernement était singulièrement favorisée par la maturité de son expérience. Notre confrère trouvait d’ailleurs dans cette douce habitude d’être utile à ses semblables un genre particulier d’occupations qui convenait merveilleusement aux besoins affectueux de son âme et de son cœur.
On l’a déjà dit, « le Muséum d’histoire naturelle lui doit la création non seulement de la plus belle collection erpétologique qui existe38, mais aussi celle d’une ménagerie pour les reptiles39, entreprise qui n’avait été tentée par aucun naturaliste, et qui est considérée aujourd’hui comme une partie nécessaire de tout grand établissement zoologique. » (Milne-Edwards)
Les exigences de l’enseignement et l’exercice de la médecine n’arrêtèrent jamais M. Duméril dans ses recherches d’histoire naturelle et dans la publication de ses travaux. Il est vrai qu’après vingt ans d’une pratique médicale très active, il crut devoir renoncer à sa nombreuse clientèle pour se consacrer tout entier à la science.
Ses ouvrages sont nombreux et variés ; son premier travail paraît être un mémoire sur la respiration des plantes, daté du 10 septembre 1792, et resté manuscrit. Sa première publication est le projet d’une nouvelle nomenclature anatomique, présentée en 1796 à la Société philomathique de Paris.
M. Duméril a rédigé, par ordre du premier consul, des Eléments sur les sciences naturelles. Ce livre destiné aux divers établissements d’instruction publique, est dédié à Cuvier ; il a eu cinq éditions.
Mais les ouvrages qui font sans contredit le plus d’honneur à notre savant collègue, ce sont la Zoologie analytique, l’Erpétologie générale, l’Ichtyologie analytique, et l’Histoire générale des insectes.
La Zoologie analytique est un exposé savant, fidèle, et concis du règne animal ; distribué en petits tableaux synoptiques, clairs et commodes, dans lesquels la filiation des genres est admirablement combinée avec la netteté des distinctions.
La Zoologie analytique, comme le dit l’auteur lui-même, présente, pour l’époque où elle a été publiée, le résumé ou le bilan de la science. Ce livre est un de ceux qui ont le plus répandu le goût et l’habitude des classifications régulières et qui ont le plus influé sur les progrès et sur l’enseignement de la zoologie40. Un illustre naturaliste a regardé la Zoologie analytique comme une des gloires de la France41.
L’Erpétologie générale n’a pas moins de dix volumes. C’est l’ouvrage le plus considérable de notre laborieux confrère, c’est le plus complet et le plus important que l’on possède sur cette branche de la zoologie (Milne-Edwards)42. Il présente l’histoire de 1311 espèces de reptiles43 ! L’auteur l’a rédigé avec le concours de son aide-naturaliste, M. Gabriel Bibron, et de son fils, M. Auguste Duméril. Le premier a été enlevé à la science par une mort prématurée, au moment où la solidité de ses recherches allait donner de l’éclat à sa réputation. Le second, d’abord notre collègue dans cette Faculté, occupe aujourd’hui, dignement, au Muséum d’histoire naturelle, une chaire importante, qui doit lui rappeler les plus doux souvenirs44, offrant, en même temps, un nouvel exemple de l’utilité des études médicales pour les progrès de la zoologie.
L’Ichtyologie analytique embrasse tous les genres de poissons connus et les réunit en trois sous-classes et en quarante-trois familles. Une érudition choisie et une très heureuse combinaison de la méthode naturelle et du classement artificiel distinguent cet ouvrage capital de tous ceux qu’on a composés sur ce groupe d’animaux. L’auteur montre partout un jugement sévère, un tact exquis, et une connaissance approfondie de la structure des poissons.
L’Histoire générale des insectes ressemble à l’ichtyologie par l’esprit philosophique qui en a dirigé la classification ; mais, dans cette dernière œuvre, l’auteur, tout en s’occupant des formes et des rapports, insiste d’une manière spéciale sur les fonctions et sur les mœurs. Vous le voyez, Messieurs, l’entomologie a toujours occupé notre savant collègue ; amusement de son enfance, distraction de son âge mûr, elle est devenue le bonheur de sa vieillesse. L’Histoire naturelle des insectes peut être considérée comme son testament scientifique. Ce livre, composé par un octogénaire, est écrit avec beaucoup d’ordre, de concision et de lucidité ; il rend la science gracieuse et facile à ceux qui ne la connaissent pas encore, il la montre digne et respectable à ceux qui ne sont pas appelés à la connaître.
Tant de travaux devaient fixer sur M. Duméril l’attention des compagnies savantes. A l’âge de vingt-six ans il était déjà membre de huit académies45. Le 26 février 1816, il fut élu membre de l’Institut46, et lors de la création de l’Académie de médecine, on s’empressa de l’inscrire parmi les titulaires. Vers la fin de sa carrière, il appartenait aux principales sociétés savantes de l’Europe47.
M. Duméril était plutôt observateur ingénieux que hardi généralisateur. Les longs enchaînements d’idées, les larges vues d’ensemble, ne convenaient pas à son esprit. Il aimait mieux chercher des faits nouveaux, éclaircir des observations obscures, analyser, peser, coordonner les connaissances acquises, qu’associer philosophiquement par la synthèse les matériaux recueillis par les autres ou découverts par lui.
Cependant il n’était pas indifférent aux grands mouvements et aux transformations de la science, et savait à propos s’élancer dans les nouvelles voies. C’est ainsi qu’il a été le premier à distribuer par familles naturelles la classe si nombreuse des insectes, à une époque où les arrangements systématiques dominaient encore toutes les études et paralysaient tous les progrès.
M. Duméril appartenait à l’école de Linné par l’élégance et l’euphonie de sa nomenclature, par le choix et l’opposition de ses caractères, par l’économie et la clarté de ses descriptions. Il suivait, pour ainsi dire pas à pas, les admirables compositions de cet immortel modèle dans l’ordonnance rigoureuse des ensembles et dans l’enchaînement symétrique des détails.
Mais il était de l’école de Cuvier par le nombre et la variété de ses anatomies, par la sagacité avec laquelle il déterminait les organes, par la rigueur qu’il apportait dans leur comparaison, et surtout par les applications qu’il en faisait à la zoologie48.
Moins concis que le grand naturaliste suédois, moins aphoristique et moins profond, il était plus zoographe que l’illustre anatomiste français, plus classificateur et plus élémentaire.
Malgré sa réserve habituelle, il s’est laissé entraîner une fois par les séduisantes méditations de l’anatomie philosophique. Il a démontré l’analogie de composition qui existe entre les os de la tête et les vertèbres, analogie remarquable déjà entrevue par un grand poète, mais rejetée comme une rêverie49. M. Duméril a donc contribué pour sa part au développement de ces belles et fécondes théories (et ici, messieurs, dans cet ordre d’idées, que le mot ne vous effraye pas), de ces théories qui ont exercé depuis cinquante ans une influence si heureuse sur l’anatomie comparée et sur l’histoire naturelle. Il fut malheureusement détourné de cette voie par les conseils et par l’exemple de son illustre maître50. Une mauvaise plaisanterie sur la vertèbre pensante était à cette époque un argument sérieux. Le moment n’était pas venu où l’érudition et l’éloquence devaient se trouver impuissantes pour arrêter la marche et le triomphe de la nouvelle anatomie.
Scrutateur de la nature, enthousiaste, consciencieux et plein de finesse, notre savant confrère se rattache aussi par plus d’un lien, à cette brillante et glorieuse phalange de naturalistes éminents qui compte dans son sein les Réaumur, les Lyonnet, les de Géer… Nous trouvons dans le grand ouvrage qui couronne sa carrière des observations patientes et délicates, quelquefois neuves, souvent piquantes, toujours exactes, sur ces petits animaux industrieux qui nous étonnent par leur instinct encore plus que par leur organisation, et dont nous ne saurions trop admirer les associations ou les travaux, les ruses ou les combats, les chants ou les amours !…
In his tam parvis… quae ratio ! Quanta vis ! Quam inextricabilis perfectio !51
M. Duméril était doué d’une activité puissante et passionnée ; son ardeur pour l’étude et sa constance dans les investigations ont été les mêmes à toutes les époques de sa vie ; il semblait craindre le repos ! Son premier mémoire remonte à 1792, son dernier travail a paru en 1860. il avait à peine dix-huit ans quand il écrivait sur la respiration des plantes, il en comptait quatre-vingt-sept lorsqu’il présenta son grand ouvrage sur les insectes à l’Institut.
On remarquait dans notre collègue un esprit réfléchi et, en même temps, une vivacité singulière, rarement contenue, souvent même accompagnée d’un peu de pétulance52. Sa conversation était variée, instructive, attachante, parfois animée d’une mimique expressive, qui n’appartenait qu’à lui. Il avait à un haut degré le sentiment de l’ordre ; il distribuait si bien ses heures de travail et classait si heureusement ses livres, ses extraits, et ses observations, qu’il pouvait suffire aux ouvrages les plus étendus et aux occupations les plus diverses. Comme Lacépède, il appliquait la méthode des naturalistes à l’emploi de son temps, à ses études… et même à ses distractions. Il observait très rigoureusement la règle et le devoir : c’était le plus exact des professeurs. Je me trompe ; il avait un rival de ponctualité dans un savant collègue53, dont les années ne ralentissaient pas le zèle et dont le zèle honorait les années.
Naturellement bon, généreux et serviable, M. Duméril ne refusa jamais de seconder le travail des autres par de précieuses communications et de venir en aide aux médecins, aux naturalistes, et aux élèves malheureux. Il semblait supporter un revers quand il refusait un suffrage, et solliciter une grâce quand il plaçait un bienfait. Il encourageait quand il ne louait pas (I. Geoffroy Saint-Hilaire). La bienveillance régnait dans ses démarches, dans ses écrits, dans toutes ses paroles… et surtout dans les examens.
Il avait une modestie peu commune. Quelqu’un lui disait un jour : « Vous aviez dû faire des études bien profondes, pour l’emporter sur Dupuytren. » Il répondit avec bonhomie : Mais non ; j’ai réussi parce que, à cette époque, Dupuytren n’était pas fort54. Paroles remarquables, Messieurs, qui renferment un double enseignement : C’est d’abord une modestie naïve, qui a traversé intacte un demi-siècle de succès ; c’est ensuite une défaite méritée, qui n’a pas découragé, au début de sa carrière, un jeune homme plein d’ardeur, devenu bientôt une des plus grandes illustrations de l’art chirurgical.
M. Duméril avait une conscience droite et pure, et un cœur franc et ouvert. Homme de principes et de caractère, il savait vouloir et résister. Il se décidait vite, quelquefois même un peu trop vite, et portait l’énergie de ses résolutions jusqu’à l’inflexibilité.
Ses amitiés étaient solides. Il a vécu dans l’intimité des hommes les plus illustres de son temps, et a su leur inspirer des sentiments aussi vifs et aussi durables que ceux qui le rendaient lui-même si aimant et si affectueux.
Il chérissait par-dessus tout la Faculté tutélaire dans laquelle il avait complété son instruction, préparé ses travaux, reçu des encouragements, trouvé une carrière et rencontré de vrais amis ! Il aurait pu nous dire, et avec autant de vérité, ce que Fontenelle disait une fois de l’Académie française :
« Un demi-siècle passé parmi vous, Messieurs, m’a fait un mérite ; mais je me flatte d’en avoir un autre ; c’est mon attachement pour mes confrères. »
L’amour des distinctions et des honneurs n’a jamais été le mobile de ses écrits ni de ses actes, et son désintéressement a toujours marché de pair avec sa probité.
Lorsque Cuvier fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, il laissa une place vacante dans la section d’anatomie et de zoologie. Le grand naturaliste était alors à Bordeaux. Il écrivit la lettre suivante à son élève et collaborateur :
« Je n’ai jamais été si embarrassé de ma vie que je le suis à présent entre vous trois, Geoffroy Saint-Hilaire, Alexandre Brongniart, et toi. Je voudrais que vous arrangeassiez entre vous lequel je dois servir. L’inclination me porte pour toi ; la reconnaissance pour Geoffroy, auquel je dois en quelque sorte toute mon élévation actuelle ; Brongniart, de son côté, ne se fâchera-t-il par contre vous et contre moi ?... Cela me tourmente…
Tout bien calculé, ne penses-tu pas que mon devoir est de donner les premières voix à Geoffroy ? C’est à ton amitié que je m’en rapporte. C’est sans doute la plus grande épreuve que je puisse te donner de mon estime, que de te consulter dans ta propre cause. » 55
On ne connaît pas au juste la réponse de M. Duméril ; on sait seulement qu’il ne se présenta pas, et que Cuvier vota pour Geoffroy Saint-Hilaire !56
M. Duméril est arrivé à une vieillesse pour ainsi dire exceptionnelle ; il a dû cet avantage à la force de sa constitution et à la régularité doucement austère de sa vie.
Il me semble voir encore au milieu de nous ce Nestor de la science, à taille élancée et droite, à démarche ferme et assurée, à la figure à la fois grave et bienveillante. Ses beaux cheveux blancs commandaient le respect, et sa bouche souriante appelait la confiance. Il avait un air méditatif, mais enjoué ; des manières sérieuses, mais prévenantes ; de l’assurance sans contrainte et de la dignité sans froideur. Sa vie a été calme et heureuse ; il a éprouvé dans la société toutes les satisfactions de l’honnête homme ; il a goûté dans sa famille toutes les joies du cœur et de l’esprit57. Les angoisses de la maladie lui ont été épargnées ; après une vieillesse exempte de caducité, la Providence a voulu lui envoyer une mort exempte de souffrance. Admirable de résignation et de tranquillité, il s’est endormi paisiblement à l’âge de quatre-vingt-sept ans, avec toute la lucidité de son esprit, après quelques jours de malaise ou de difficulté de vivre.58
Messieurs, le souvenir de M. Duméril restera profondément gravé dans les annales de la science. La gloire de son nom est associée à une des plus mémorables époques de l’histoire naturelle. Il a été parmi nous le dernier représentant de cette génération puissante qui a illustré la fin du dernier siècle et le commencement du siècle actuel. Nous chercherons longtemps un esprit aussi positif, des convictions aussi généreuses et des conseils aussi utiles.
Le nombre, la variété et l’importance des travaux de M. Duméril l’ont rendu, sinon l’égal, du moins l’auxiliaire de Linné, de Réaumur et de Cuvier. Il est au-dessous de Gouan et de Bloch, et sur la même ligne que Fabricius et que Latreille.
Les grâces de son esprit, l’urbanité de ses manières et la sincérité de ses affections en ont fait un professeur chéri par ses collègues, par ses disciples et par tous ceux qui l’ont connu.
Puissent cette belle intelligence et ce noble cœur servir de modèle à la jeunesse d’élite réunie dans cette enceinte ; qu’elle s’efforce de marcher dans la voie studieuse que M. Duméril a si bien parcourue ; qu’elle imite son désintéressement, sa modestie et sa bonté ; elle honorera ainsi une des professions les plus utiles, une des écoles les plus célèbres, et méritera la même considération, les mêmes éloges, et les mêmes regrets59.
[Les pages 29 à 43 contiennent la liste des ouvrages d’André Marie Constant Duméril, classés par thèmes (généraux, anatomie et physiologie, médecine et chirurgie, mammifères et oiseaux, reptiles, poissons, mollusques et annélides, insectes, végétaux, mélanges) ; et par années au sein de chaque thème (de 1796 à 1860)]
Notes
Notice bibliographique
D’après l’original : Bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle, cote : BETA 866 (Paris, Rignoux imp., s.d., 43 pages)
Pour citer ce document
Rubriques à consulter
- 1774-1860. Notes sur André Marie Constant Duméril
- 1788- Rapport médical sur la maladie de Jean Charles Nicolas Dumont
- 1792 – Certificat de bonnes vie et mœurs
- 1793 – Certificat d’assistance au cours de botanique de Descamps à Amiens
- 1793 – Certificat d’assistance aux cours de Dhervillez à Amiens
- 1793 – Certificat d’assistance au cours de botanique de Pinard à Rouen
- 1816 - Rapport à l’Académie, au nom de la section, sur André Marie Constant Duméril
- 1831 – Journal de voyage en Belgique d’après les lettres d’Auguste Duméril à son frère Louis Daniel Constant
- 1841-1843 - Journal intime d’Auguste Duméril pendant ses fiançailles (1ère partie : 1841)
- 1841-1843 - Journal intime d’Auguste Duméril pendant ses fiançailles (2e partie : 1842-1843)
- 1843 – Testament d’Alexandrine Cumont, épouse d’Auguste Duméril (l’aîné)
- 1844-1869. Extraits du journal d’Auguste Duméril, relatifs à sa fille Adèle
- 1846 – Projet de voyage d’Auguste Duméril sur les bords du Rhin
- 1846 – Journal de voyage d’Auguste Duméril sur les bords du Rhin
- 1852 – Faire-part de décès d’Alphonsine Delaroche, épouse d’André Marie Constant Duméril
- 1858 – Récit du voyage d’André Marie Constant Duméril en Alsace, rédigé du 3 au 17 septembre
- 1859 – Récit du voyage d’André Marie Constant Duméril en Suisse (11-14 septembre)
- 1860 - Discours prononcé au nom de la Faculté de Médecine de Paris, le 16 août 1860, sur la tombe de M. Duméril, l’un des professeurs de cette faculté par M. le professeur Cruveilhier.
- 1860 - Discours de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, membre de l’Académie, directeur du Muséum d’histoire naturelle, au nom du Muséum.
- 1860 - Paroles prononcées le 16 août 1860 par M. le Docteur Laboulbène sur la tombe de M. Duméril
- 1860 - Discours de M. [Henri] Milne Edwards, vice président de l’Académie, prononcé aux funérailles de M. Duméril, le jeudi 16 août 1860.
- 1860 – Discours prononcé le 16 août 1860 au nom de l’Académie impériale de médecine, par M. le professeur Piorry sur la tombe de M. Duméril
- 1860 – Discours de M. A. Valenciennes, membre de l’Académie, prononcé le 16 août 1860 sur la tombe de M. Duméril
- 1860 - Notice nécrologique de Charles Dunoyer sur André Marie Constant Duméril
- 1861 - Discours prononcé dans la séance de rentrée de la Faculté de médecine de Paris, le 15 novembre 1861 par Alfred Moquin-Tandon
- 1863 - Eloge historique d’André Marie Constant Duméril par M. [Pierre] Flourens, secrétaire perpétuel, lu à l’Institut impérial de France, dans la séance publique du 28 décembre 1863
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Compléments historiographiques
Cécile Dauphin
Centre de recherches historiques
EHESS
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F-75006 Paris